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dimanche 25 mars 2018

La Revue Illustrée, 1905

Cet article porte sur une gravure extraite d'une revue française, La Revue Illustrée, datant de 1905. En primeur, il a été édité pour les lecteurs de "L'Indépendant", journal de la Société Royale Les Indépendants qui l'a publié en partie dans son numéro 3 daté d'avril 2018. Vous avez ici le texte complet.

La Revue Illustrée est une publication bimensuelle française créée par Ludovic et René Baschet en 1885 à Paris. Dans son numéro 6 daté du 1er mars 1905, quelques pages sont consacrées au carnaval de Binche. Au-delà du texte de l’article qui fait référence à la légende des origines de notre folklore, une illustration de Emile Beaume est particulièrement truculente. Il s’en dégage une ambiance légère et intense à la fois, somme toute anarchique.

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 

Sa légende nous informe ainsi qu'il s'agit des « Gilles à leur sortie de l’Hôtel de Ville ». Nous y voyons en effet des gilles en grande tenue, y compris, pour celui à l'avant-plan, doté d'un masque porté avec le chapeau. Nous distinguons également des personnages quelque peu surprenants pour le carnaval de Binche. Tout d'abord, à l'arrière-plan, un géant. Il s'agit d'un genre de pierrot avec sa collerette et une casserole en guise de chapeau, des serpentins venant agrémenter sa tenue. C’est un personnage qui pourrait être inspiré de géants que nous retrouvons à la même époque au carnaval de Nice, celui-ci étant d'ailleurs mentionné dans l'article accompagnant cette gravure.

On observe aussi, devant le groupe de gilles à la droite de l'image, un petit diable ou un singe avec une longue queue et portant un apertintaille !

Par ailleurs, cette gravure pose la question du passage des gilles à l’Hôtel de Ville le Mardi Gras. Cette tradition d’y être reçu par les autorités communales n’a certainement pas toujours existé. Cette gravure nous confirme donc que c’était déjà le cas en 1905. En fait, l’administration aurait commencé à recevoir les sociétés de gilles pour leur offrir le vin d'honneur durant le dernier quart du 19ème siècle.

Le tableau en fond de dessin, l'Hôtel de Ville et l'actuelle Librairie de La Reine sont assez conformes à la réalité de l’époque. On retrouve en effet les mêmes toitures et devantures. Il semblerait donc que le graveur, soit disposait d'une photographie de la Grand'Place, soit s'était rendu à Binche - ce qui reste possible vu son penchant pour les voyages. Emile Beaume est un artiste peintre français, né en 1888 à Pézenas dans le sud de la France. Il a travaillé dans l'atelier de Marcel Baschet, le fils du fondateur de La Revue Illustrée.

Le texte accompagnant cette illustration a été écrit par Edouard Dupont. Ce texte contient d'ailleurs des termes déjà employés dans un texte paru 10 années auparavant dans le journal parisien « L'Illustration » (23 février 1895). Sans doute y a-t-il eu inspiration de ce texte. Nous l'avions publié dans le billet de Binche En Images intitulé "Albert Bellenger, Le Carnaval dans les Flandres - La promenade des Gilles à Binche (Hainaut), L'Illustration, 23 février 1895".

Si vous prenez la peine de découvrir l’article accompagnant l’illustration, repris ci-dessous, vous ne manquerez pas de remarquer les références à la légende bien connue des origines incas du gille. Pizarre et les caciques péruviens s’y trouvent ainsi mentionnés. Aussi, nous y lisons un mot en patois picard binchois, le ‘garlot’, qui au-delà de l'erreur sur le ‘a’ (qui devrait être un ‘e’), peut éventuellement attester de la venue à Binche de l'auteur lors d'un carnaval.

Binche est situé en Flandres dans le texte. L'auteur utilise d'ailleurs le terme de ‘bons Flamands’ pour parler des Binchois ! Nous y apprenons également qu'à l'époque le chapeau de gille valait entre 500 et 600 francs sans doute exprimés en anciens francs français. Si tel est bien le cas, en prenant en compte l'inflation, la valeur du chapeau serait équivalente à environ 2 000 euros de nos jours.

L'origine des bosses y est expliquée, celles-ci voulant représenter les Incas dont la physionomie à l'époque ne pouvait être que très différente de celles des hommes du cru. Aussi, selon le chroniqueur de l’époque, les feutrines de lions sur le costume auraient remplacé vers 1885 des figures de dieux péruviens mis sur le costume pour représenter les tatouages des Incas. D’après le texte, la collerette du gille ne serait ni plus ni moins que le collier de ces derniers…

Intéressant n'est-ce pas ?
LE CARNAVAL DE BINCHE
Si la Côte d'Azur a son carnaval de Nice, les Flandres ont leur carnaval de Binche qui pour être moins connu n'en est pas moins aussi curieux, sinon plus pittoresque.
Comportant comme le premier le masque obligatoire, Binche doit surtout sa célébrité à la richesse du costume de ses Gilles, ainsi, du reste, qu'à l'archaïque et suggestive musique qui règle leurs ébats.
Mais pour comprendre l'incohérence toute carnavalesque de ces prestigieux vêtements, il nous faut remonter à l'origine même de ces fêtes binchoises, c'est-à-dire en 1540.
A cette époque, les Flandres étaient encore sous le joug terrible de l'Espagne, et leur gouvernante espagnole Marie de Hongrie aimait à résider dans le superbe château qu'elle avait fait construire dans cette région.
Durant un séjour qu'elle y fit pour chasser en forêt de Mariemont, elle reçut la double nouvelle de la conquête du Pérou par les Espagnols et des victoires de Pizarre sur les Incas. Elle décida donc de donner à cette occasion des fêtes splendides, au cours desquelles la population binchoise admira surtout les Incas qui, aux côtés des hérauts d'armes, figurèrent dans le cortège carnavalesque des dames d'honneur et des courtisans qui accompagnaient la régente se rendant du château de Mariemont au château de Binche.
La richesse outrancière de ces chamarrures, l'empanachement bigarré de ces coiffures frappèrent vivement l'imagination des belges, et les plus inventifs se mirent en mesure de reconstituer les costumes entrevus.
Le type des Gilles était créé.
Aux caciques du Pérou l'on emprunta leurs coiffures, aux hérauts d'armes leurs ornements et le succès que cette naïve parodie rencontra auprès du public flamand fut tel que ses auteurs la rééditèrent chaque année.
Mais dans le costume du Gille la partie qui est demeurée la plus importante, c'est la coiffure qui n'a pas moins d'un mètre de haut et coûte de 500 à 600 francs. Que l'on s'imagine une sorte de chapeau haut de forme aux bords enlevés en partie qu'orneraient des plissés de soie et des broderies en filigrane d'or et que viendrait couronner un énorme panache de plumes d'autruche aux teintes les plus délicates et les plus variées.
N'admettant pas que des hommes habitant des pays aussi lointains aient une conformation analogue à la leur, les bons Flamands attribuèrent deux bosses aux héros qu'ils représentaient, puis pour en imiter le tatouage, la veste et le pantalon de toile grise se couvrirent de dieux péruviens qui se transformèrent, il y a une trentaine d'années, en lions belges, rouges, jaunes ou noirs.
Outre les flots de broderie et les bouillons de dentelle des manches, le costume des Gilles se complète d'une grande collerette en plissés et en franges de soie figurant les colliers des sauvages, ainsi que de clochettes de cuivre fixées à la ceinture et du "garlot" qui est un très gros grelot attaché à la poitrine.
Enfin le Gille, qui est issu du peuple, porte comme chaussures une paire de sabots, mais des sabots tout ouvrés au couteau, peinturlurés, dorés et piqués sur le haut d'un gros nœud de dentelles.

Maintenant que nous connaissons le costume des Gilles, nous allons les suivre dans leurs éphémères occupations.

Dès 6 heures du matin, le dos et la poitrine artistement rembourrés d'une épaisse couche de paille fraîche, qui forme bosses, le torse revêtu de leur costume bariolé, le chef seulement couvert d'une sorte de serre-tête blanc, ils se répandent à travers les rues de la petite cité belge qui va bientôt se trouver sur pied. De leur petit balai, ils vont frapper aux vitres des fenêtres closes pour éveiller les jeunes Flamandes encore endormies. Partout les portes s'ouvrent et chacun se met en mesure de préserver ses vitres à l'aide de filets en corde, de claies en osier, de treillis en fil de fer.

Pendant ce temps les différents groupes de masques se forment de tous côtés, ce sont d'abord les Gilles, puis les Paysans dont le costume se compose d'un pantalon blanc, d'une blouse neuve, de gants de peau beurre frais et d'un chapeau à larges bords en satin blanc, orné de perles, de broderies, de rubans éclatants et de grandes plumes formant diadème.

Enfin une grande quantité de Pierrots de toutes couleurs, et des centaines de dominos noirs armés de vessies, qui, assénées sur le dos des spectateurs non masqués, produisent d'assourdissantes détonations.

Dès midi, la fête commence, officiellement, et au son du carillon et de la musique, au bruit du tambour, Gilles, et Paysans se mettent à danser en cadence pour ne plus s'arrêter que le soir.
[...]

Sources :

samedi 3 février 2018

Affiche de carnaval sur carton, Peter Israël, 1892

Une affiche a eu jusque là peu d'attention de la part des folkoristes, des collectionneurs et autres savants de notre histoire locale. En parlant de peu d'attention, je n'entends pas par là qu'ils ne l'ont pas prise en compte dans leurs travaux mais plutôt qu'elle a eu peu de publicité dans les ouvrages et autres articles relatifs.

Sans doute cela est-il lié au fait que, qu'il y peu de sources pour identifier son origine, son auteur, son commenditaire. Elle est citée et parfois reproduite dans quelques ouvrages : le livre "Le Carnaval de Binche" de Michel Revelard, la catalogue de l'exposition "Le Carnaval traditionnel en Wallonie" qui eu lieu au théâtre communale de la Ville de Binche du 12 septembre au 30 octobre 1962, le livre édité en marge de l'exposition "Gilles Sans Dessus Dessous" présentée au Musée du Masque du 6 février 2013 au 9 mars 2014 et plus récemment dans le livre "Carnaval de Binche, mémoire en images" de Frédéric Ansion avec qui j'avais avant la sortie de son livre évoqué la possibilité d'une origine commune avec un autre document d'archives. Il a d'ailleurs repris cette idée dans son livre.

Collection Privée
L'affiche est celle reproduite ci-dessus. Elle fût présentée à l'occasion de l'exposition sur le folklore wallon, à Binche du 12 septembre au 30 octobre 1962. Elle est décrite dans le catalogue de l'exposition dans la partie consacrée à Binche en numéro 40. Il n'y a là aucune autre information que sa description. Aucune information sur l'artiste ou l'imprimeur de cette affiche. Aucune date non plus.

Le catalogue de l'exposition susmentionnée le décrit ainsi : "A gauche, un gille porte un petit chapeau aux plumes bleues et rouges, un apertintaille où alternent sonnettes et grelots, un panier à salade en fil de fer. Le texte recommande d'aller le mardi-gras aux carnavals de Binche..."

Au dos de l'affiche en notre possession, une année a été inscrite à la main, sans doute par le précédent propriétaire, Samuël Glotz : 1892.

Il s'agit d'une lithographie sur carton de 24 cm de haut sur 64 cm de large qui présente un gille sur la gauche et un texte sur la partie droite, la plus importante de l'affiche :
Vous voulez vous amuser ?
Allez le mardi-gras aux carnavals de Binche
Trains spéciaux dans toutes les directions.

Qui fût le commanditaire de cette affiche ? La Ville ? L'ancêtre de la Société Nationale des Chemins de Fer Belge ? Une initiative privée ?

Le personnage du gille est identique à celui d'un autre document: celui de l'emballage du chocolat des gilles de F. Levie. D'après les notes de Frédéric Ansion, ce dernier date de 1886.

Collection Frédéric Ansion,
avec son aimable autorisation
Au delà de la finesse caractéristique du dessin, les proportions et les détails sont en tous points semblables.



Les éléments floraux également, sans être identiques, se ressemblent énormément. Ils sont terminés de la même façon, dans le même style.

 


Toujours d'après les notes de Frédéric Ansion, constituées lors d'entretiens avec Samuel Glotz, Fernand Levie, riche industriel, conseiller communal puis échevin à Binche a fait tirer par la suite le carton en cadeau pour les autorités locales. Ce carton a pu être placardé dans les lieux publics, les salles d'attente, les gares, ...

La signature au bas de l'affiche est "P.Jsrael Wanfried A/W.". Un peu de recherche permet de clarifier sa signification: il s'agit de l'imprimeur "Peter Israel" de "Wanfried Am Werra".


Wanfried Am Werra est une localité situé en Allemagne dans le Lander de Hesse. A l'époque de l'impression, aux alentours de 1890, elle faisait partie de l'empire allemand.

Son arrière-arrière-petit-fils, Mr. Wolf-Arthur Kalden, indique que l'entreprise de son trisaïeul a été fondée en 1861. Il s'agissait d'une maison d'édition portant, à l'origine, le nom de "Israel et Avenarius". Elle imprimait en utilisant la technique de la lithographie et produisait des étiquettes et des boîtes. en carton. Elle changea de nom par la suite pour devenir "Wanfried-Druck Arthur und Wilhelm Kalden OHG" et enfin, H.O.Persiehl Wanfried GmbH&Co.K, depuis 2013, après un rachat par le groupe Persiehl.

Il précise également que la signature correspond bien à celle de l'époque présumée de cette affiche.

Les ressemblances graphiques des deux documents, attestent d'une origine commune. D'après le descendant de Peter Israel, le carton d'emballage des chocolats correspond bien à ce que l'imprimerie de l'affiche avait l'habitude de produire.

Par ailleurs, le propriétaire de la chocolaterie, Fernand Levie, frère du ministre d'état, Michel Lévie, a montré son attachement à l'essor économique de Binche en utilisant le carnaval comme vecteur d'action de promotion. C'est ainsi lui qui a électrifié le parcours du cortège dès 1893.

A cet époque, vers 1892, nous étions en pleine période durant laquelle le carnaval était un vecteur de développement économique. C'est à cette époque également que nous commencions à découvrir les affiches en grand format vantant le carnaval.

Par manque d'archives, nous ne pouvons malheureusement vérifier l'hypothèse que le commanditaire de ce carton fut Fernand Levie, soit en tant qu'industriel, dans une démarche d'appui à l'essor économique local, soit en tant que conseiller communal utilisant son carnet d'adresses de fournisseurs avec lesquels il avait l'habitude de travailler en tant que chocolatier.

Mais il est très probable que l'imprimerie Peter Israel était utilisée pour les cartons d'emballage de la chocolaterie Levie. Nous pouvons également penser que Fernand Levie s'est adressé à cette même imprimerie pour lui commander l'affiche.

Sources :
  • BOTTELDOORN, Emilie, Le Gille Sens Dessus Dessous, Musée du Masque, 2013
  • Catalogue de l'exposition "Le Carnaval Traditionnel en Wallonie", Fédération du Tourisme de la Province du Hainaut,1962.
  • REVELARD Michel, "Le carnaval de Binche, une ville, des hommes, une tradition", La Renaissance du Livre, 2003.
  • Courriers électroniques échangés avec Frédéric Ansion au sujet de notes prises par lui-même lors d'entretien avec Samuel Glotz
  • Courriers électroniques échangés avec Mr. Wolf-Arthur Kalden, les 6 et 7 mars 2013.
  • 150 years of Wanfried-Druck Kalden: an extremely successful family, lu le 3 février 2018 sur http://www.paper-world.com/firmennews.php?keyfirma=1394657&sprache=uk&menue=10&AktuelleSeite=0
  • FREDERIC ANSION,  "Carnaval de Binche. Mémoire en images", Luc Pire Editions, 2013

jeudi 11 mai 2017

Où l'on parle encore de faux-nez ! En 1910.

Dans son livre "Le Pays Wallon", Louis Delattre, en 1910, nous confirme dans un texte qu'à cette époque au moins il était dans les habitudes carnavalesques binchoises de porter des faux-nez ! Cela avait également été constaté dans la photo présentée dans le billet "La revue de la famille, 15 mars 1934".

Le faux-nez était, à côté du masque, du loup, du chapeau ou de la simple fripe colorée un accessoire permettant aux visiteurs d'éviter les attaques en règle des porteurs de vessies. Nous aurons l'occasion sans doute de reparler de ces vessies lors de l'illustration d'une autre image !

Collection Privée (Hugues Deghorain)
Souvenir du Carnaval de Binche - Les Binchois
Edition Raoul Winance-Laurent
La carte postale ci-dessus a sans doute été éditée autour de 1920. Elle le fut par l'imprimeur Raoul Winance-Laurent qui était établi sur la Grand’Place, au coin de la rue Saint-Jacques; à l’endroit-même de l’ancien café du Manneken-Pis, devenu depuis le Diapason. Cet imprimerie a existé sous la direction de Raoul Winance de 1912 à 1924. Elle vous montre un groupe de Binchois posant pour la postérité. On y voit quelques accoutrements carnavalesques incluant des loups. C'est le cas des trois jeunes filles avec un chapeau et une tenue civile, sur la droite de la carte postale. Vous y voyez également des étudiants portant la penne et la cravate… sans faux-nez cette fois-ci.

Je vous retranscris ici le passage du texte dont il est question. L'auteur, dans ce livre, voyage à travers le Pays Wallon pour nous conter le pittoresque de la région. Pour ce qui concerne le chapitre relatif à Binche, il s'agit, au-delà de la description d'un Binche prospère aux activités très tournées vers le commerce, d'une comparaison avec la "pauvre" voisine, Fontaine-l'Evêque, dont est originaire l’auteur. En effet, Louis Delattre y est né le 24 juin 1879.

GILLES ET PANSES BRÛLÉES


Mons passé, dont les rares eaux s'écoulent vers l'Escaut, si l'on veut gagner la Sambre, cliente de la Meuse, et atteindre l'épine du dos de la Belgique qui sépare les eaux des deux fleuves, il faut traverser les terres blanches de craies qui forment les champs d'Obourg au tabac sans second, les vastes emblavures des Estinnes et des Vellereilles. Nous sommes à la borne qui sépare les deux races du Hainaut. 
D'un côté c'est Binche la Picarde, ancienne terre du comté; de l'autre Fontaine-l'Évêque la wallone, extrême dépendance du pays de Liège. 
Tandis que dans la jolie villette des Gilles, riche et mercantile, replète et audacieuse au gain, apparaissent encore les expressions d'une prospérité jadis toute agricole et les restes d'une morgue de censiers; dans la maigrette Fontaine où la roche affleure et où retentit le besogneux marteau du cloutier, nous touchons à la porte d'une Wallonie plus spirituelle et plus pauvre. 
Binche a un beffroi, une gare somptueuse, des musiciens autant que d'habitants. Au quinzième jour de chaque mois, les rues s'y emplissent de chevaux pour une foire célèbre. Le reste du temps, un commerce de vêtements attire à ses boutiques de traînaillantes trôlées de chalands campagnards. 
Mais une fois par an, le jour du Mardi-Gras, tous soucis d’intérêt sont oubliés à Binche. Dans le bariolage des plus brillants et riches costumes, sous le carton colorié des masques et des faux-nez, secouée par une musique endiablée, assourdie par la frénésie des grelots, une foule immense venue de tous les coins du pays, emplit la villette. C’est le jour de la joie. Coiffés de hautes plumes multicolores, chaussés de sabots, le panier d’oranges à la main, les Gilles arrêtent la vie coutumière d’efforts et de travail. Ils forcent à l’éclat les plus brumeuses cervelles des artisans du canton le plus besognant du monde. A leurs appels, l’aile de la fantaisie et du caprice vient effacer les rides de ces fronts ahuris par les mois et les mois de hurlantes mécaniques. Et ainsi, par douze heures ininterrompues de dans et de chants, le Wallon le plus alourdi de richesse et de fatigue, atteste, lui aussi, encore, la légèreté de son coeur et sa faculté de plaisir! 
A Fontaine, rien qu’une jolie petite église d’un ogival pur; un château de bon effet dans son parc emmuré; de tumultueuses clouteries mécaniques qui ont remplacé les amusantes forges tout étroites ou l’homme noir, la « panse brûlée » comme on le surnommait pour son tablier de cuir roussi, criait des gaillardises aux passants de la rue, en tirant le soufflet de son foyer. Pour se consoler à sa guise moqueuse, de la prospérité de sa voisine picarde, Fontaine, au coin d’une rue n’avait-elle pas juché un singe de fer, montrant, d’un geste de la dernière indécence, le chemin qui mène à Binche? Un mot drôle, une hasarde narquoise consolent un Fontainois de tous les malheurs! 
Pour ceux qui serait intrigués par la référence à un singe pointant son doigt vers Binche pour se moquer de cette ville florissante et ainsi se consoler de la pauvreté vécue à Fontaine : il s'agissait d'une statue de singe placée sur le mur d'un café. Il était situé au coin d'une rue disparue reliant, à l'époque, le Boulevard du Nord à l'ancienne rue de Binche (aujourd'hui appelée rue Jules Despy). Le café a été rasé avec la suppression de la rue. Le singe n'a pas survécu et a disparu lui-aussi.

Sources

jeudi 20 avril 2017

La revue de la famille, 15 mars 1934


Un article de "La Revue De La Famille" du 15 mars 1934, signé "Charmette", est consacré au Carnaval de Binche. Cette revue française était éditée par la caisse d'allocations familiales de l'époque.


L'auteur anonyme semble confondre le folklore de Binche et celui de Fosses-la-Ville. En effet, il fait référence directement aux Gilles en les appelant Chinels. Aussi il nomme la danse des premiers en parlant du rigaudon des derniers. Même si le rigaudon est une danse auquel notre pas de gille peut s'apparenter, on l'utilise plus pour qualifier la danse des Chinels de Fosses. Si, certes, il y a des accointances entre les chinels et les gilles, il y a ici un mélange des genres.

Il relate également un pratique qui, si elle a existé un jour à Binche, a été oubliée depuis longtemps : la quête, muni d'un tronc, pour les malades.

Remarquez les étudiants avec leurs pennes ainsi qu'un faux-nez venant ajouter un côté masquarade à leur tenue. A cette époque, la tenue des étudiants est bien plus civile et élégante que celle de la période des années septante - quatre-vingt marquée par les tabliers de guindailles.
La penne blanche qu'ils portent sur cette photo était, à l'époque, portée aussi bien par les étudiants des universités de l'ULB, de Liège que d'Anvers. Sans signe distinctif, il est difficile de les différencier. De plus, dans les années 30, la penne étudiante a aussi été portée par des collégiens.

L'auteur reprend en outre une description du carnaval faite par M. Doudey retranscrite dans l'article ci-dessous.
"A l'étranger" 
Le carnaval de Binche
S'il est une coutume aussi vieille que le monde - ou presque - c'est bien celle du Carnaval. Les historiens nous apprennent qu'au temps où Paris s'appelait Lutèce, les Gaulois, lorsque la cueillette du gui était terminée, se livraient à des réjouissances auxquelles même les sages druides venaient se mêler. 
Carnaval, c'est la fête du rire, de la franche gaieté. Point de soucis ce jour-là. Point de visage maussade. Tout est à la joie dans la rue. 
Chaque pays, chaque région fête Carnaval de façon différente. A Venise, les réjouissances durent pendant tout le carême. Vêtus de dominos, le visage couvert du loup de velours, on circule ainsi dans les rues si le cœur vous en dit. A Nice, c'est la fête des fleurs. Chars couverts de roses et d’œillets, de mimosa ou de violettes: que de goût on dépense pour les parer, les arranger! 
Dans le Nord de la France, leurs seigneuries Papa Leuze et Maman Leuze promènent leurs majestés tout le long du jour du Mardi Gras, entraînant sur leur passage toutes sortes de jeux. 
Mais je veux surtout vous parler du magnifique Carnaval de Binche, la ville de la dentelle. 
Nous imaginerons facilement, la veille de la fête, les ménagères, le tablier retroussé, lavant à grandes eaux les trottoirs et la rue même, avant de faire reluire le cuivre des portes. Cette odeur de "bien lavée" que l'on sent partout en Belgique, chaque fois que l'occasion de me rendre dans ce pays si proche par le cœur du nôtre, je la retrouve avec une réel plaisir. Il y a grande agitation dans les cuisines et les pâtisseries, car demain il y aura foule. 
En effet, l'on vient de partout pour assister au Carnaval de Binche, le plus ancien et celui qui garde avec le plus de ferveur des traditions. Bien rangés d'une année à l'autre - et depuis plusieurs générations - les costumes des Chinels, des Gilles, sont apprêtés pour le lendemain. 
Et voici le grand jour. Dès midi, la foule commence d'arriver. Vite on de place aux fenêtres ou dans la rue même, afin de voir le spectacle. J'emprunte à M. Doudey, cette belle description du passage des gilles. 
"Ils sont quelques centaines, étonnants d'orgueil et de nerf, multipliant les bruits nouveaux sous les acclamations de la foule et le carillon du Beffroi. Gigantesque, un gille domine ses collègues. La trogne paterne sous le panache insolent, la double bosse bourrée de paille, il s'étale complaisant, indiscutablement réjoui de son costume scintillant où dansent des lions pourpres et noirs. La collerette rayée d'or, ceinturé de sonnettes, les sabots dorés, un panier bourré d'oranges. Gille se croit l'image fidèle de l'Inca, dont il croit rééditer la morgue. Sublimement grotesque, il s'ébroue, piétine, éternise, son "rigaudon", qui scande l'allégresse de ses sonnailles et les flonflons d'un orchestre déambulant. 
Spectacle hallucinant, traversé de serpentins, ponctué de confettis; sans compter le parfum des oranges écrasées et des essences dont on s'asperge à grands coups de vaporisateur". 
Le "rigaudon" que dansent les Gilles, magnifiques sous leurs coiffes de plumes, est une sorte de danse "sur place" et sur un rythme très spécial, qui se transmet de père en fils, avec le costume et les sabots dorés. 
Peu à peu l'agitation s'apaise, les trains le soir remportent ceux qu'ils avaient amenés le matin; les rues toutes parsemées de confettis, de vessies crevées, attestent combien la bataille fut chaude. Les mots, l'esprit, les farces ont égayé la journée, car vous savez combien les Belges sont spirituels et amis de la bonne gaieté. Bien entendu, dans cette Belgique gourmande, toutes les fêtes, Carnaval y compris, se terminent part de bons et solides repas, car les Gilles sont de solides gaillards à qui cette journée n'a pas fait perdre l'appétit. De même, la charité n'a pas été oubliée dans la fête, car munis de "tronc" on a beaucoup quêté et récolté "pour les pauvres malades". 
A propos de pauvreté et de charité, on m'a conté en Belgique, une bien jolie histoire. Saviez-vous qu'Arlequin, dont le costume vous amuse tant, était un gentil petit garçon, très sage et très studieux, mais très pauvre. Un jour devant lui, ses petits camarades de classe parlent de leur nouveaux costumes: "le mien sera bleu" - "le mien sera gris", etc... Et le tien, demande-t-on à Arlequin? "Oh! moi, je n'en aurai pas, car mes parents sont trop pauvres". 
Immédiatement, le bon cœur des petits Belges s'émeut et chacun s'en fut bien vite chez soi demander un morceau d'étoffe. Ils revinrent le lendemain apportant joyeux leur butin; et c'est ainsi qu'Arlequin eut un costume fait de morceaux d'étoffe différents. Aussi, dans ma pensée, maintenant, j'appellerai toujours le costume d'Arlequin, le costume du bon cœur. 
CHARMETTE
Sources :
  • Au sujet des pennes, échange d'emails avec Touffe Decostre et Olivier Hertmans
  • Site Internet "Qui Vive La Guindaille" de Touffre Decostre, www.quevivelaguindaille.be, lu le 20/04/2017
  •  La revue de la famille, 15 mars 1934

jeudi 13 avril 2017

Les dansairès de la procession de la Fête-Dieu d'Aix-en-Provence, 1777

Cette image n'a sans doute rien à voir avec Binche. Quoique... peut-être pas moins que le rapport entre les Incas et le carnaval de Binche.

En découvrant cette gravure dans un livre de Gaspard Grégoire, consacré à la procession de la Fête-Dieu de Aix-en-Provence  et datant de 1777, je n'ai pu m'empêcher de penser à certains points communs avec le carnaval de Binche.

Les danseurs de la procession de la Fête-Dieu de Aix-en-Provence
Ne trouvez-vous que le chapeau est très semblable à celui du Gille ? 
Ne voyez-vous pas vous aussi un ramon dans la main de ces danseurs qu'ils utilisent pour marquer le rythme de la danse au son d'un tambour et d'un fifre. 
Leur danse se termine par un rigaudon... un rigaudon comme cette danse des Chinels de Fosse à qui l'on donne souvent des origines similaires à celle du personnage du Gille de Binche. 
Dans leurs accessoires, ils disposent de... grelots !

Je vous laisse y réfléchir mais je trouve cela quelque peu troublant. 


La dite procession avait lieu à Aix-en-Provence à l’occasion de la Fête-Dieu, laquelle mélangeait à la fois le paganisme et la religion.

La légende veut qu'elle fut créée par René d’Anjou, Roi de Jérusalem de Sicile et Comte de Provence, vers 1462 et aurait perduré jusqu’à la révolution française qui y a mis fin en 1789. Pourtant il est déjà fait allusion d’un telle procession au XIVe siècle.


Une légende encore… comme celle des origines du carnaval de Binche qui avance qu’il s’agit d’une célébration faites à Charles-Quint en 1549 pour les aventures de son empire en Amérique du Sud. Pour le carnaval de Binche, également on trouve, dans les archives de la Ville, des allusions à des Quaresmiaux en 1395, au XIVe siècle donc...

Le gravure illustre un groupe de la procession, les dansaires (ou danseurs). Le texte qui l’accompagne est retranscrit ici. 
Les Dansairés (Les danseurs)
Ceux-ci sont pareillement fort agréables et par leurs ajustements et par leur danse, qu'ils varient et qu'ils finissent toujours par un rigaudon.  
Ils sont en corsets, culottes, bas et souliers blancs, ornés par-tout de rubans, avec un casque garni de ces gros diamants de théâtre, ou strass de toutes couleurs, surmontés de plumes en hauteur, et de couleurs variées; et toujours des scapulaires. Ils ont au dessous du genou des jarretières garnies de grelots; et en main une baguette ornées de rubans (*) qui leur sert de temps en temps à marquer la cadence.
Il y a aussi ordinairement une troupe de petits danseurs qui suit celle des grands danseurs; qui dansent après eux et qui méritent souvent autant d'applaudissements.
(*) en annotation : Dans les bacchanales les initiés tenaient dans leur main des thyrses ou des demi-piques couvertes de feuilles de lierres, ils chantaient et dansaient au son des cistres, des cors eu autres instruments bruyants. 
Qu'en pensez-vous? Laissez donc des commentaires...

Sources:

vendredi 14 mars 2014

Journal Le Matin, Février 1925, Chez les Gilles de Binche, Un curieux Carnaval en Belgique

Cette publication n'est certes pas à retenir pour les qualités graphiques de l'illustration mais le texte qui accompagne mérite que l'on y consacre un peu de temps à le lire. Il retranscrit le déroulement du Mardi-Gras de 1925 d'une manière très réaliste et visiblement très en phase avec ce que nous vivons de nos jours.

Il est issu du quotidien français "Le Matin" et plus particulièrement du n° 13152, édition de minuit sortie de presse le mercredi 25 février 1925



Ce journal créé en 1882, a disparu en 1944 à la suite de La libération. Ses positions d'extrême-droite et clairement collaborationnistes ne lui ont pas permis de survivre après la guerre. A l'époque de cet article il prônait d'ailleurs le rapprochement avec l'Allemagne.

Un correspondant particulier, anonyme, y relate les origines du carnaval en s'appuyant sur la légende présentée par le journaliste tournaisien, Adolphe Delmée en 1872 qui lie le folklore binchois aux Incas. Il continue par une description intéressante du costume du gille. 
Il est intéressant de noter l'accueil fait aux "étrangers" non masqués dès leur arrivée à la gare à coup de vessie ou de son. Le déroulement de la journée suit un programme proche de celui que l'on connait aujourd'hui. Avec cependant une différence majeure : le cortège de l'après-midi se terminait devant l'hôtel de ville à l'heure où de nos jours il démarre seulement.


CHEZ LES GILLES DE BINCHE
UN CURIEUX CARNAVAL EN BELGIQUE
Si Carnaval est mort un peu partout, en Belgique il a survécu à la grande guerre. 
Ses dommages de guerres pourraient être considérés plutôt comme bénéfices de guerre puisque tout ce qu’il a perdu à la grande catastrophe ce sont les voyants oripeaux dans lesquels il s’encanaillait, turbulent et vulgaire, dans les rues des villes et des villages. 
Il n’a conservé qu’une ou deux traditions, étranges et surannées, qui le font se montrer à des privilégiés sous un aspect séduisant. 
La ville de Binche en Hainaut peut certes s’enorgueillir du carnaval le plus curieux, le carnaval des Gilles. 
Les Gilles, dit le folklore local, sont des fils d’Incas. Leur costume date, en effet, du temps où Pizarre allait conquérir le Pérou. Mais il ne s’inspire guère des relations de voyage ; il est sorti tout entier de l’imagination du bon peuple binchois contemporain pour qui des hommes habitant aussi loin ne pouvaient être que monstrueux et fantastiques. 
Jugez plutôt. Le Gilles, doublement bossu comme Polichinelle lui-même, porte un vêtement serré au corps, des chausses largement évasées, le tout en toile parsemée de lions multicolores. Cinq galons de couleur bordent pantalon et manches. Une collerette blanche, genre fraise, entoure le cou. La bosse de devant se termine par un gros grelot, tandis qu’une ceinture de petits grelots, l’ « appertintaille », enserre les reins. 
Et ce n’est pas tout. C’est le couvre-chef du Gilles qui surprend le plus : un chapeau de plumes d’autruche blanches, bleues, vertes ou orangées, plumes de plus d’un mètre de haut, et qui ondulent pendant que le Gilles s’agite et danse. 
Car le trémoussement des centaines de Gilles au milieu des musiques et du tintin des grelots est une danse soigneusement répétée depuis des semaines, sous le regard attentif de tout Binche. 
Tout Binche, en effet, est là aux fenêtres, aux balcons ou dans la rue, avec quelques cinquante mille étrangers, venus pour voir les Gilles. 
Spectacle gratuit, mais qui entraîne cependant pour le spectateur une obligation. On ne lui demande point, par exemple, de se vêtir en Gilles, mais malheur au voyageur malavisé qui, en débarquant, se risquerait dans la rue sans s’être orné la figure d’un faux nez ou, tout au moins, d’un loup.  Des bandes de paysans masqués lui tomberaient dessus aussitôt à coups de vessie de porc et une nuée de gamins vêtus en Pierrots s’efforceraient de lui enfoncer du son dans le cou. 
Les Binchois, même ceux qui tout à l’heure resteront tranquillement chez eux, se prêtent docilement à cette « loi du mimétisme ». On a pu voir, au matin, de bonnes vieilles revenant un peu tard d’avoir été faire leurs dévolutions, s’en aller à petits pas, le visage ridé couvert d’un loup aux couleurs passées. 
Train après train déverse des curieux ; l’animation grandit dans les rues ; des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants s’assemblent en foule, criant, chantant, se trémoussant sur l’air des Gilles.
Le cortège des Gilles au carnaval de Binche obtient un vif succès
A leur voix, la foule jusqu’au curieux, sur les toits se trémousse en cadence
Voici que s’avance le cortège : un groupe de pierrots, vêtus de blanc et de noir, puis des Gilles en herbe, dont certains à peine âgés de 5 ans, doivent lorsqu’ils se mettent en retard, être portés par des commissaires. 
Des groupes costumés suivent : des zouaves, des prêtres hindous, des paysans vêtus à l’ancienne mode et, enfin, le clou du cortège : quelques 500 Gilles, coiffés de leur immense tiare de plumes d’autruche légèrement agitées par le vent. 
La foule est immense et, à la voix des Gilles, elle se trémousse en cadence. A toutes les fenêtres, à tous les balcons, sur les toits même, les curieux se pressent ; les plus haut placés ne sont pas les moins excités. Un homme, debout dans une corniche, esquisse le pas des Gilles, tandis qu’autour de lui, il pleut des oranges, car chaque Gilles est en même temps un bombardier qui crible d’oranges les fenêtres et les balcons grillagés ; et quand la provision d’oranges est épuisée – on oublie pour un jour la vie chère – il lève son panier en l’air et son aide accourt aussitôt pour le remplir. 
Trois heures. – devant l’Hôtel de Ville, les groupes se sont formés en immense cercle. Les musiques qui accompagnaient chaque groupe se sont rassemblées, et entonnent un des airs caractéristiques. Sur quoi, toute cette masse bariolée et emplumée se remet à danser. 
Des milliers de grelots tintent, les sabots claquent en mesure sur le pavé. La foule, entraînée entre à son tour dans cette sorte de danse de Saint-Guy. 
C’est le rondeau final. Ensuite, les Gilles s’en vont déposer leurs chapeaux à plumes et boire un ou plusieurs verres de champagne pour recommencer ce soir aux lumières.


Sources :


samedi 18 janvier 2014

Albert Bellenger, Le Carnaval dans les Flandres - La promenade des Gilles à Binche (Hainaut), L'Illustration, 23 février 1895

Dans le billet consacré à un article du journal bruxellois l'Omnibus du 3 mars 1895, nous vous présentions une gravure quelque peu suprenante du cortège du mardi gras. Cette gravure fût éditée quelques jours auparavant dans le journal parisien l'Illustration daté du samedi 23 février 1895.


Cet hebdomadaire a existé de 1843 à 1944. Il traitait de sujets d'actualités dans de nombreux domaines et se caractérisait par les illustrations nombreuses et variées.



La gravure est ici signée, ABellenger. Albert Bellenger était un graveur né à Pont-Audemer en 1846. Il est décédé à Paris en 1919. Il a dirigé l'atelier de gravures bois de l'Illustration.

La légende précise qu'il s'agit du Carnaval dans les Flandres - La promenade des Gilles, à Binche (Hainaut).

Ce dessin illustre un texte signé de Léo Claretie intitulé Les Gilles de Binche.
Cet homme de lettres français, né le 2 juin 1868 à Paris a collaboré à de nombreuses revues, dont l'Illustration. Il est également l'auteur d'un roman en 1900 portant le titre "Le Carnaval de Binche".

LES GILLES DE BINCHE
On dit : le carnaval de Nice, le carnaval de Venise. Le nord aussi à son carnaval fameux, et c'est être incomplet que d'oublier le carnaval de Binche.
Binche est une petite ville de la province du Hainaut, en Belgique, à cinq heures de Paris. Elle est pittoresquement enfouie dans la verdure que domine le beffroi en poire de son Hôtel de Ville. C'était autrefois, comme tout ce pays-là, une ville espagnole. On retrouve le type andalou parmi les Flamandes. La conquête de l'Amérique par l'Espagne fut un événement si considérable, qu'on le fête encore. La tradition à duré dans tout le Nord: elle commence seulement à disparaître un peu par tout, excepté à Binche.
A Valenciennes on ne célèbre plus que tous les dix ou vingt ans la somptueuse cérémonie des Incas.
A Binche, chaque année, au carnaval, on fête toujours les Gilles. 
Il y a ce jour-là grande affluence, trains spéciaux, fort excitement dans tout le pays. On vient de Bruxelles, de Lille, de Cambrai, de Mons. C'est un événement régional. Dès le lundi le programme des festivités annonce le parcours de nombreuses sociétés masquées. Le Mardi-Gras c'est le jour des Gilles, et c'est le plus bruyant, le plus sémillant, le plus fou des cortèges.
Tu diras à l'origine de cette coutume ? Par son costume, le Gille est vêtu comme un chef indien d'Amérique. Son nom pourtant désigne quelque paysan de la farce italienne. Le programme l'associe à ses pairs, Gilles, Paysans et Pierrots. Il y a eu assurément fusion et confusions. Des Caciques et des Incas ont dû s'ajouter et se mêler aux théories bucoliques préexistantes.
On conte dans le pays que cet usage viendrait de Marie de Hongrie, gouvernante espagnole, qui résidait au château de Mariemont. Elle fit célébrer par des fêtes et des cortèges la nouvelle de la conquête du Pérou et des victoires de Pizarre. La plupart des courtisans s'était déguisés en Incas. Mariemont est près de Binche. Les Binchoux ont poétisé et gardent encore cette tradition.
On appelait Gille le pitre ou bouffon des charlatans. L'imbécile des comédies s'appelait Gille aussi. "Faire Gille", c'était lever le pied, s'enfuir. Ménage assure que c'était une corruption de faire l'agile. On en serait quasi convaincu si l'on allait à Binche. Les Binchois ou Binchoux ont dans le pays cette double réputation d'agilité et de niaiserie, qu'ils partagent dans l'histoire avec Pontoise et la Boétie. Nous disons: "A Chaillot!" Ils disent: "J'vas vô mener à Binche!"
Au Mardi-Gras, dès l'aube, toute la ville est sur pied. Chacun songe à protéger ses fenêtres contre le bombardement des oranges et des petits balais. On tend partout des grillages.
Les maisons où l'on est le plus occupé, c'est celles où il y a un Gille. Il faut l'habiller de bonne heure, et ce n'est pas une petite opération. Toute la famille l'assiste, des grands parents aux collatéraux, et aide au tassage. On lui rembourre la poitrine et le dos avec de la paille fraîche. Il enfile un pantalon large à ramages, à volants au bas des jambes, à la mexicaine. Il chausse de coquets sabots de bois rouge et très ouvragés et enrubannés. Sur ses épaules il a une sorte de collet à franges d'or. La veste est bien sanglée; le tout a des couleurs vives et gaies. Les manchettes sont de tulle bleu et de dentelles. Le partie la plus importante du costume est le chapeau, sorte de tiare à longs rubans, surmontée de six énormes plumes blanches d'autruche, de près d'un mètre de haut. Tout cet attirail coûte fort cher. Le Gille prend alors son petit panier, étroit et long, en osier, rempli d'oranges, qu'il fait porter derrière lui par un page. Il s'arme d'un petit balai symbolique, et on lui attache une ceinture de sonnettes et un collier de grelots. Ces plumes, ces couleurs verdoyantes, ces sonnailles, constatent bien l'intention d'imiter les chefs sauvages et les Caciques. On attache au Gille les grelots à la fin seulement, parce que, s'il entendait les sonnettes auparavant, rien ne saurait plus le retenir, et il ne pourrait s'arrêter de danser. Et c'est du moins l'opinion commune.
La danse est le talent capital du Gille. C'est une danse particulière, sur un air spécial, l'air des Gilles, très sautillant, très scandé. Comme ils sont deux cents de ces Caciques, on a répété durant toute une huitaine, dans les séances à la Maison commune, appelées "soumonces". C'est un déhanchement, une torsion du torse, qui secoue grelots et clochettes. Il paraît qu'il est inutile de s'y essayer si l'on n'est pas natif de Binche. C'est dans le sang de la race.
Le tintement des sonnettes et le clapotement des sabots font un bruit assourdissant.
Toute la journée, il danse, en corps ou séparément, il bombarde d'oranges les fenêtres et les gens, il chante. C'est un grouillement pittoresque dans la foule des curieux amassés et tous masqués ou déguisés: malheur à qui est sans masque, ils est l'objets de toutes les malices.
Quand il rentre chez lui le soir, le Gille est fourbu, éreinté. Il faut l'aider à se défaire: on le débourre de sa paille toute mouillée et fumante de sueur; on le roule dans des couvertures de laine et on l'abreuve de vin chaud. Il y risque sa vie, mais il s'est bien amusé.
C'est un spectacle bien caractéristique, tous ces masques, tous ces panaches s'agitant dans la foule compacte, hurlant le même air, fort court, dans le bruit des grelots, des sabots, des appels, des exhortations et des rires. La Grand'Place, la Grand'Rue, le parvis de l'Hôtel de Villes, présentent une animation extraordinaire, et ce sont comme des courants de folie qui magnétisent ces foules. Cet air incessant, cette trépidation de la danse générale, l'entraînement invincible des foules, tout cela grise et galvanise la masse; les plus réfractaires cèdent à cette exigeante puissance des groupements: il faut danser, chanter et rire, malgré qu'on en ait.
C'est à la fois un curieux souvenir historique et une amusante exhibition que le carnaval de Binche. Les Anglais ont appelé à ce propos cette ville : la Nice du Nord.  C'est mieux que cela. Le carnaval de Nice est banal auprès de cette vieille tradition qui fête encore après quatre cents ans les exploits des frères Pizarre.
L'élément espagnol a persisté dans les Flandres, et a survécu à la longue occupation. Les Flamands sont les frères lointains des Madrilènes, si experts dans l'art d'organiser les cortèges, les Cofradias. Ils excellent dans l'organisation de ce genre de fêtes, que nous ignorons à Paris, que nous ne saurions réussir: il faut aller, pour les voir, à Madrid ou à Bruxelles.
Il est très intéressant, ce vieux carnaval des Gilles, dont le nom évoque et unit en un souvenir tant d'éléments divers, le Gille de la farce italienne, les Caciques des Incas, la découverte de l'Amérique, l'occupation espagnole des Flandres: Marie de Hongrie et Scaramouche, le duc d'Albe et Mezzetin.