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samedi 18 janvier 2014

Albert Bellenger, Le Carnaval dans les Flandres - La promenade des Gilles à Binche (Hainaut), L'Illustration, 23 février 1895

Dans le billet consacré à un article du journal bruxellois l'Omnibus du 3 mars 1895, nous vous présentions une gravure quelque peu suprenante du cortège du mardi gras. Cette gravure fût éditée quelques jours auparavant dans le journal parisien l'Illustration daté du samedi 23 février 1895.


Cet hebdomadaire a existé de 1843 à 1944. Il traitait de sujets d'actualités dans de nombreux domaines et se caractérisait par les illustrations nombreuses et variées.



La gravure est ici signée, ABellenger. Albert Bellenger était un graveur né à Pont-Audemer en 1846. Il est décédé à Paris en 1919. Il a dirigé l'atelier de gravures bois de l'Illustration.

La légende précise qu'il s'agit du Carnaval dans les Flandres - La promenade des Gilles, à Binche (Hainaut).

Ce dessin illustre un texte signé de Léo Claretie intitulé Les Gilles de Binche.
Cet homme de lettres français, né le 2 juin 1868 à Paris a collaboré à de nombreuses revues, dont l'Illustration. Il est également l'auteur d'un roman en 1900 portant le titre "Le Carnaval de Binche".

LES GILLES DE BINCHE
On dit : le carnaval de Nice, le carnaval de Venise. Le nord aussi à son carnaval fameux, et c'est être incomplet que d'oublier le carnaval de Binche.
Binche est une petite ville de la province du Hainaut, en Belgique, à cinq heures de Paris. Elle est pittoresquement enfouie dans la verdure que domine le beffroi en poire de son Hôtel de Ville. C'était autrefois, comme tout ce pays-là, une ville espagnole. On retrouve le type andalou parmi les Flamandes. La conquête de l'Amérique par l'Espagne fut un événement si considérable, qu'on le fête encore. La tradition à duré dans tout le Nord: elle commence seulement à disparaître un peu par tout, excepté à Binche.
A Valenciennes on ne célèbre plus que tous les dix ou vingt ans la somptueuse cérémonie des Incas.
A Binche, chaque année, au carnaval, on fête toujours les Gilles. 
Il y a ce jour-là grande affluence, trains spéciaux, fort excitement dans tout le pays. On vient de Bruxelles, de Lille, de Cambrai, de Mons. C'est un événement régional. Dès le lundi le programme des festivités annonce le parcours de nombreuses sociétés masquées. Le Mardi-Gras c'est le jour des Gilles, et c'est le plus bruyant, le plus sémillant, le plus fou des cortèges.
Tu diras à l'origine de cette coutume ? Par son costume, le Gille est vêtu comme un chef indien d'Amérique. Son nom pourtant désigne quelque paysan de la farce italienne. Le programme l'associe à ses pairs, Gilles, Paysans et Pierrots. Il y a eu assurément fusion et confusions. Des Caciques et des Incas ont dû s'ajouter et se mêler aux théories bucoliques préexistantes.
On conte dans le pays que cet usage viendrait de Marie de Hongrie, gouvernante espagnole, qui résidait au château de Mariemont. Elle fit célébrer par des fêtes et des cortèges la nouvelle de la conquête du Pérou et des victoires de Pizarre. La plupart des courtisans s'était déguisés en Incas. Mariemont est près de Binche. Les Binchoux ont poétisé et gardent encore cette tradition.
On appelait Gille le pitre ou bouffon des charlatans. L'imbécile des comédies s'appelait Gille aussi. "Faire Gille", c'était lever le pied, s'enfuir. Ménage assure que c'était une corruption de faire l'agile. On en serait quasi convaincu si l'on allait à Binche. Les Binchois ou Binchoux ont dans le pays cette double réputation d'agilité et de niaiserie, qu'ils partagent dans l'histoire avec Pontoise et la Boétie. Nous disons: "A Chaillot!" Ils disent: "J'vas vô mener à Binche!"
Au Mardi-Gras, dès l'aube, toute la ville est sur pied. Chacun songe à protéger ses fenêtres contre le bombardement des oranges et des petits balais. On tend partout des grillages.
Les maisons où l'on est le plus occupé, c'est celles où il y a un Gille. Il faut l'habiller de bonne heure, et ce n'est pas une petite opération. Toute la famille l'assiste, des grands parents aux collatéraux, et aide au tassage. On lui rembourre la poitrine et le dos avec de la paille fraîche. Il enfile un pantalon large à ramages, à volants au bas des jambes, à la mexicaine. Il chausse de coquets sabots de bois rouge et très ouvragés et enrubannés. Sur ses épaules il a une sorte de collet à franges d'or. La veste est bien sanglée; le tout a des couleurs vives et gaies. Les manchettes sont de tulle bleu et de dentelles. Le partie la plus importante du costume est le chapeau, sorte de tiare à longs rubans, surmontée de six énormes plumes blanches d'autruche, de près d'un mètre de haut. Tout cet attirail coûte fort cher. Le Gille prend alors son petit panier, étroit et long, en osier, rempli d'oranges, qu'il fait porter derrière lui par un page. Il s'arme d'un petit balai symbolique, et on lui attache une ceinture de sonnettes et un collier de grelots. Ces plumes, ces couleurs verdoyantes, ces sonnailles, constatent bien l'intention d'imiter les chefs sauvages et les Caciques. On attache au Gille les grelots à la fin seulement, parce que, s'il entendait les sonnettes auparavant, rien ne saurait plus le retenir, et il ne pourrait s'arrêter de danser. Et c'est du moins l'opinion commune.
La danse est le talent capital du Gille. C'est une danse particulière, sur un air spécial, l'air des Gilles, très sautillant, très scandé. Comme ils sont deux cents de ces Caciques, on a répété durant toute une huitaine, dans les séances à la Maison commune, appelées "soumonces". C'est un déhanchement, une torsion du torse, qui secoue grelots et clochettes. Il paraît qu'il est inutile de s'y essayer si l'on n'est pas natif de Binche. C'est dans le sang de la race.
Le tintement des sonnettes et le clapotement des sabots font un bruit assourdissant.
Toute la journée, il danse, en corps ou séparément, il bombarde d'oranges les fenêtres et les gens, il chante. C'est un grouillement pittoresque dans la foule des curieux amassés et tous masqués ou déguisés: malheur à qui est sans masque, ils est l'objets de toutes les malices.
Quand il rentre chez lui le soir, le Gille est fourbu, éreinté. Il faut l'aider à se défaire: on le débourre de sa paille toute mouillée et fumante de sueur; on le roule dans des couvertures de laine et on l'abreuve de vin chaud. Il y risque sa vie, mais il s'est bien amusé.
C'est un spectacle bien caractéristique, tous ces masques, tous ces panaches s'agitant dans la foule compacte, hurlant le même air, fort court, dans le bruit des grelots, des sabots, des appels, des exhortations et des rires. La Grand'Place, la Grand'Rue, le parvis de l'Hôtel de Villes, présentent une animation extraordinaire, et ce sont comme des courants de folie qui magnétisent ces foules. Cet air incessant, cette trépidation de la danse générale, l'entraînement invincible des foules, tout cela grise et galvanise la masse; les plus réfractaires cèdent à cette exigeante puissance des groupements: il faut danser, chanter et rire, malgré qu'on en ait.
C'est à la fois un curieux souvenir historique et une amusante exhibition que le carnaval de Binche. Les Anglais ont appelé à ce propos cette ville : la Nice du Nord.  C'est mieux que cela. Le carnaval de Nice est banal auprès de cette vieille tradition qui fête encore après quatre cents ans les exploits des frères Pizarre.
L'élément espagnol a persisté dans les Flandres, et a survécu à la longue occupation. Les Flamands sont les frères lointains des Madrilènes, si experts dans l'art d'organiser les cortèges, les Cofradias. Ils excellent dans l'organisation de ce genre de fêtes, que nous ignorons à Paris, que nous ne saurions réussir: il faut aller, pour les voir, à Madrid ou à Bruxelles.
Il est très intéressant, ce vieux carnaval des Gilles, dont le nom évoque et unit en un souvenir tant d'éléments divers, le Gille de la farce italienne, les Caciques des Incas, la découverte de l'Amérique, l'occupation espagnole des Flandres: Marie de Hongrie et Scaramouche, le duc d'Albe et Mezzetin.