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dimanche 25 mars 2018

La Revue Illustrée, 1905

Cet article porte sur une gravure extraite d'une revue française, La Revue Illustrée, datant de 1905. En primeur, il a été édité pour les lecteurs de "L'Indépendant", journal de la Société Royale Les Indépendants qui l'a publié en partie dans son numéro 3 daté d'avril 2018. Vous avez ici le texte complet.

La Revue Illustrée est une publication bimensuelle française créée par Ludovic et René Baschet en 1885 à Paris. Dans son numéro 6 daté du 1er mars 1905, quelques pages sont consacrées au carnaval de Binche. Au-delà du texte de l’article qui fait référence à la légende des origines de notre folklore, une illustration de Emile Beaume est particulièrement truculente. Il s’en dégage une ambiance légère et intense à la fois, somme toute anarchique.

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 

Sa légende nous informe ainsi qu'il s'agit des « Gilles à leur sortie de l’Hôtel de Ville ». Nous y voyons en effet des gilles en grande tenue, y compris, pour celui à l'avant-plan, doté d'un masque porté avec le chapeau. Nous distinguons également des personnages quelque peu surprenants pour le carnaval de Binche. Tout d'abord, à l'arrière-plan, un géant. Il s'agit d'un genre de pierrot avec sa collerette et une casserole en guise de chapeau, des serpentins venant agrémenter sa tenue. C’est un personnage qui pourrait être inspiré de géants que nous retrouvons à la même époque au carnaval de Nice, celui-ci étant d'ailleurs mentionné dans l'article accompagnant cette gravure.

On observe aussi, devant le groupe de gilles à la droite de l'image, un petit diable ou un singe avec une longue queue et portant un apertintaille !

Par ailleurs, cette gravure pose la question du passage des gilles à l’Hôtel de Ville le Mardi Gras. Cette tradition d’y être reçu par les autorités communales n’a certainement pas toujours existé. Cette gravure nous confirme donc que c’était déjà le cas en 1905. En fait, l’administration aurait commencé à recevoir les sociétés de gilles pour leur offrir le vin d'honneur durant le dernier quart du 19ème siècle.

Le tableau en fond de dessin, l'Hôtel de Ville et l'actuelle Librairie de La Reine sont assez conformes à la réalité de l’époque. On retrouve en effet les mêmes toitures et devantures. Il semblerait donc que le graveur, soit disposait d'une photographie de la Grand'Place, soit s'était rendu à Binche - ce qui reste possible vu son penchant pour les voyages. Emile Beaume est un artiste peintre français, né en 1888 à Pézenas dans le sud de la France. Il a travaillé dans l'atelier de Marcel Baschet, le fils du fondateur de La Revue Illustrée.

Le texte accompagnant cette illustration a été écrit par Edouard Dupont. Ce texte contient d'ailleurs des termes déjà employés dans un texte paru 10 années auparavant dans le journal parisien « L'Illustration » (23 février 1895). Sans doute y a-t-il eu inspiration de ce texte. Nous l'avions publié dans le billet de Binche En Images intitulé "Albert Bellenger, Le Carnaval dans les Flandres - La promenade des Gilles à Binche (Hainaut), L'Illustration, 23 février 1895".

Si vous prenez la peine de découvrir l’article accompagnant l’illustration, repris ci-dessous, vous ne manquerez pas de remarquer les références à la légende bien connue des origines incas du gille. Pizarre et les caciques péruviens s’y trouvent ainsi mentionnés. Aussi, nous y lisons un mot en patois picard binchois, le ‘garlot’, qui au-delà de l'erreur sur le ‘a’ (qui devrait être un ‘e’), peut éventuellement attester de la venue à Binche de l'auteur lors d'un carnaval.

Binche est situé en Flandres dans le texte. L'auteur utilise d'ailleurs le terme de ‘bons Flamands’ pour parler des Binchois ! Nous y apprenons également qu'à l'époque le chapeau de gille valait entre 500 et 600 francs sans doute exprimés en anciens francs français. Si tel est bien le cas, en prenant en compte l'inflation, la valeur du chapeau serait équivalente à environ 2 000 euros de nos jours.

L'origine des bosses y est expliquée, celles-ci voulant représenter les Incas dont la physionomie à l'époque ne pouvait être que très différente de celles des hommes du cru. Aussi, selon le chroniqueur de l’époque, les feutrines de lions sur le costume auraient remplacé vers 1885 des figures de dieux péruviens mis sur le costume pour représenter les tatouages des Incas. D’après le texte, la collerette du gille ne serait ni plus ni moins que le collier de ces derniers…

Intéressant n'est-ce pas ?
LE CARNAVAL DE BINCHE
Si la Côte d'Azur a son carnaval de Nice, les Flandres ont leur carnaval de Binche qui pour être moins connu n'en est pas moins aussi curieux, sinon plus pittoresque.
Comportant comme le premier le masque obligatoire, Binche doit surtout sa célébrité à la richesse du costume de ses Gilles, ainsi, du reste, qu'à l'archaïque et suggestive musique qui règle leurs ébats.
Mais pour comprendre l'incohérence toute carnavalesque de ces prestigieux vêtements, il nous faut remonter à l'origine même de ces fêtes binchoises, c'est-à-dire en 1540.
A cette époque, les Flandres étaient encore sous le joug terrible de l'Espagne, et leur gouvernante espagnole Marie de Hongrie aimait à résider dans le superbe château qu'elle avait fait construire dans cette région.
Durant un séjour qu'elle y fit pour chasser en forêt de Mariemont, elle reçut la double nouvelle de la conquête du Pérou par les Espagnols et des victoires de Pizarre sur les Incas. Elle décida donc de donner à cette occasion des fêtes splendides, au cours desquelles la population binchoise admira surtout les Incas qui, aux côtés des hérauts d'armes, figurèrent dans le cortège carnavalesque des dames d'honneur et des courtisans qui accompagnaient la régente se rendant du château de Mariemont au château de Binche.
La richesse outrancière de ces chamarrures, l'empanachement bigarré de ces coiffures frappèrent vivement l'imagination des belges, et les plus inventifs se mirent en mesure de reconstituer les costumes entrevus.
Le type des Gilles était créé.
Aux caciques du Pérou l'on emprunta leurs coiffures, aux hérauts d'armes leurs ornements et le succès que cette naïve parodie rencontra auprès du public flamand fut tel que ses auteurs la rééditèrent chaque année.
Mais dans le costume du Gille la partie qui est demeurée la plus importante, c'est la coiffure qui n'a pas moins d'un mètre de haut et coûte de 500 à 600 francs. Que l'on s'imagine une sorte de chapeau haut de forme aux bords enlevés en partie qu'orneraient des plissés de soie et des broderies en filigrane d'or et que viendrait couronner un énorme panache de plumes d'autruche aux teintes les plus délicates et les plus variées.
N'admettant pas que des hommes habitant des pays aussi lointains aient une conformation analogue à la leur, les bons Flamands attribuèrent deux bosses aux héros qu'ils représentaient, puis pour en imiter le tatouage, la veste et le pantalon de toile grise se couvrirent de dieux péruviens qui se transformèrent, il y a une trentaine d'années, en lions belges, rouges, jaunes ou noirs.
Outre les flots de broderie et les bouillons de dentelle des manches, le costume des Gilles se complète d'une grande collerette en plissés et en franges de soie figurant les colliers des sauvages, ainsi que de clochettes de cuivre fixées à la ceinture et du "garlot" qui est un très gros grelot attaché à la poitrine.
Enfin le Gille, qui est issu du peuple, porte comme chaussures une paire de sabots, mais des sabots tout ouvrés au couteau, peinturlurés, dorés et piqués sur le haut d'un gros nœud de dentelles.

Maintenant que nous connaissons le costume des Gilles, nous allons les suivre dans leurs éphémères occupations.

Dès 6 heures du matin, le dos et la poitrine artistement rembourrés d'une épaisse couche de paille fraîche, qui forme bosses, le torse revêtu de leur costume bariolé, le chef seulement couvert d'une sorte de serre-tête blanc, ils se répandent à travers les rues de la petite cité belge qui va bientôt se trouver sur pied. De leur petit balai, ils vont frapper aux vitres des fenêtres closes pour éveiller les jeunes Flamandes encore endormies. Partout les portes s'ouvrent et chacun se met en mesure de préserver ses vitres à l'aide de filets en corde, de claies en osier, de treillis en fil de fer.

Pendant ce temps les différents groupes de masques se forment de tous côtés, ce sont d'abord les Gilles, puis les Paysans dont le costume se compose d'un pantalon blanc, d'une blouse neuve, de gants de peau beurre frais et d'un chapeau à larges bords en satin blanc, orné de perles, de broderies, de rubans éclatants et de grandes plumes formant diadème.

Enfin une grande quantité de Pierrots de toutes couleurs, et des centaines de dominos noirs armés de vessies, qui, assénées sur le dos des spectateurs non masqués, produisent d'assourdissantes détonations.

Dès midi, la fête commence, officiellement, et au son du carillon et de la musique, au bruit du tambour, Gilles, et Paysans se mettent à danser en cadence pour ne plus s'arrêter que le soir.
[...]

Sources :

samedi 3 février 2018

Affiche de carnaval sur carton, Peter Israël, 1892

Une affiche a eu jusque là peu d'attention de la part des folkoristes, des collectionneurs et autres savants de notre histoire locale. En parlant de peu d'attention, je n'entends pas par là qu'ils ne l'ont pas prise en compte dans leurs travaux mais plutôt qu'elle a eu peu de publicité dans les ouvrages et autres articles relatifs.

Sans doute cela est-il lié au fait que, qu'il y peu de sources pour identifier son origine, son auteur, son commenditaire. Elle est citée et parfois reproduite dans quelques ouvrages : le livre "Le Carnaval de Binche" de Michel Revelard, la catalogue de l'exposition "Le Carnaval traditionnel en Wallonie" qui eu lieu au théâtre communale de la Ville de Binche du 12 septembre au 30 octobre 1962, le livre édité en marge de l'exposition "Gilles Sans Dessus Dessous" présentée au Musée du Masque du 6 février 2013 au 9 mars 2014 et plus récemment dans le livre "Carnaval de Binche, mémoire en images" de Frédéric Ansion avec qui j'avais avant la sortie de son livre évoqué la possibilité d'une origine commune avec un autre document d'archives. Il a d'ailleurs repris cette idée dans son livre.

Collection Privée
L'affiche est celle reproduite ci-dessus. Elle fût présentée à l'occasion de l'exposition sur le folklore wallon, à Binche du 12 septembre au 30 octobre 1962. Elle est décrite dans le catalogue de l'exposition dans la partie consacrée à Binche en numéro 40. Il n'y a là aucune autre information que sa description. Aucune information sur l'artiste ou l'imprimeur de cette affiche. Aucune date non plus.

Le catalogue de l'exposition susmentionnée le décrit ainsi : "A gauche, un gille porte un petit chapeau aux plumes bleues et rouges, un apertintaille où alternent sonnettes et grelots, un panier à salade en fil de fer. Le texte recommande d'aller le mardi-gras aux carnavals de Binche..."

Au dos de l'affiche en notre possession, une année a été inscrite à la main, sans doute par le précédent propriétaire, Samuël Glotz : 1892.

Il s'agit d'une lithographie sur carton de 24 cm de haut sur 64 cm de large qui présente un gille sur la gauche et un texte sur la partie droite, la plus importante de l'affiche :
Vous voulez vous amuser ?
Allez le mardi-gras aux carnavals de Binche
Trains spéciaux dans toutes les directions.

Qui fût le commanditaire de cette affiche ? La Ville ? L'ancêtre de la Société Nationale des Chemins de Fer Belge ? Une initiative privée ?

Le personnage du gille est identique à celui d'un autre document: celui de l'emballage du chocolat des gilles de F. Levie. D'après les notes de Frédéric Ansion, ce dernier date de 1886.

Collection Frédéric Ansion,
avec son aimable autorisation
Au delà de la finesse caractéristique du dessin, les proportions et les détails sont en tous points semblables.



Les éléments floraux également, sans être identiques, se ressemblent énormément. Ils sont terminés de la même façon, dans le même style.

 


Toujours d'après les notes de Frédéric Ansion, constituées lors d'entretiens avec Samuel Glotz, Fernand Levie, riche industriel, conseiller communal puis échevin à Binche a fait tirer par la suite le carton en cadeau pour les autorités locales. Ce carton a pu être placardé dans les lieux publics, les salles d'attente, les gares, ...

La signature au bas de l'affiche est "P.Jsrael Wanfried A/W.". Un peu de recherche permet de clarifier sa signification: il s'agit de l'imprimeur "Peter Israel" de "Wanfried Am Werra".


Wanfried Am Werra est une localité situé en Allemagne dans le Lander de Hesse. A l'époque de l'impression, aux alentours de 1890, elle faisait partie de l'empire allemand.

Son arrière-arrière-petit-fils, Mr. Wolf-Arthur Kalden, indique que l'entreprise de son trisaïeul a été fondée en 1861. Il s'agissait d'une maison d'édition portant, à l'origine, le nom de "Israel et Avenarius". Elle imprimait en utilisant la technique de la lithographie et produisait des étiquettes et des boîtes. en carton. Elle changea de nom par la suite pour devenir "Wanfried-Druck Arthur und Wilhelm Kalden OHG" et enfin, H.O.Persiehl Wanfried GmbH&Co.K, depuis 2013, après un rachat par le groupe Persiehl.

Il précise également que la signature correspond bien à celle de l'époque présumée de cette affiche.

Les ressemblances graphiques des deux documents, attestent d'une origine commune. D'après le descendant de Peter Israel, le carton d'emballage des chocolats correspond bien à ce que l'imprimerie de l'affiche avait l'habitude de produire.

Par ailleurs, le propriétaire de la chocolaterie, Fernand Levie, frère du ministre d'état, Michel Lévie, a montré son attachement à l'essor économique de Binche en utilisant le carnaval comme vecteur d'action de promotion. C'est ainsi lui qui a électrifié le parcours du cortège dès 1893.

A cet époque, vers 1892, nous étions en pleine période durant laquelle le carnaval était un vecteur de développement économique. C'est à cette époque également que nous commencions à découvrir les affiches en grand format vantant le carnaval.

Par manque d'archives, nous ne pouvons malheureusement vérifier l'hypothèse que le commanditaire de ce carton fut Fernand Levie, soit en tant qu'industriel, dans une démarche d'appui à l'essor économique local, soit en tant que conseiller communal utilisant son carnet d'adresses de fournisseurs avec lesquels il avait l'habitude de travailler en tant que chocolatier.

Mais il est très probable que l'imprimerie Peter Israel était utilisée pour les cartons d'emballage de la chocolaterie Levie. Nous pouvons également penser que Fernand Levie s'est adressé à cette même imprimerie pour lui commander l'affiche.

Sources :
  • BOTTELDOORN, Emilie, Le Gille Sens Dessus Dessous, Musée du Masque, 2013
  • Catalogue de l'exposition "Le Carnaval Traditionnel en Wallonie", Fédération du Tourisme de la Province du Hainaut,1962.
  • REVELARD Michel, "Le carnaval de Binche, une ville, des hommes, une tradition", La Renaissance du Livre, 2003.
  • Courriers électroniques échangés avec Frédéric Ansion au sujet de notes prises par lui-même lors d'entretien avec Samuel Glotz
  • Courriers électroniques échangés avec Mr. Wolf-Arthur Kalden, les 6 et 7 mars 2013.
  • 150 years of Wanfried-Druck Kalden: an extremely successful family, lu le 3 février 2018 sur http://www.paper-world.com/firmennews.php?keyfirma=1394657&sprache=uk&menue=10&AktuelleSeite=0
  • FREDERIC ANSION,  "Carnaval de Binche. Mémoire en images", Luc Pire Editions, 2013