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vendredi 29 juin 2012

Le Monde Illustré, 1877

Le Monde Illustré était un hebdomadaire d'actualités français qui a existé pendant près de 100 ans entre 1857 et 1956 avec un interruption durant la seconde guerre mondiale. Il est bien connu pour ses nombreuses illustrations, dont celles-ci que l'on retrouve reproduit dans bon nombre de livres traitant du carnaval de Binche.

Dans le numéro 1038 daté du 3 mars 1877, un article, signé de Léon Baudoux, traite de ce carnaval. Il est accompagné d'un dessin pleine page illustrant deux scènes du carnaval de l'époque. Comme la légende le signale il est de J. Lix qui s'est inspiré d'un croquis de l'archéologue Léo von Elliot, correspondant du Monde Illustré.

La première scène illustre des "voyageurs, non masqués, reçus à coups de vessie."


La seconde, elle, évoque "les fenêtres ouvertes assaillies par les Gilles à coups d'oranges."
Vous remarquerez qu'à l'époque les fenêtres étaient déjà protégées. A la différence des protections quasi uniquement grillagées que nous connaissons aujourd'hui, elles semblaient, à l'époque, être faites également de planches en bois. Le texte qui accompagne ces dessins en parle d'ailleurs.


Dans la retranscription du texte de la page 134, vous apprendrez le déroulement d'une journée et serez étonné de constater l'image colportée par les Gilles qui caractérisent à la fois un carnaval haut en couleurs et un personnage cassant tout sur son passage et contraignant les lieux à se parer des défenses d'une ville assiégée. Les termes employés feront très certainement sourire le lecteur, surtout s'il est binchois... En effet, les "barrettes" deviennent des "bonnets de nuit", les "ramons" sont des "balais". On y parle aussi de "fourches caudines". Un texte truculent donc... Bonne lecture !
Le Carnaval de Binche
Pendant que les grandes villes, les capitales, déplorent la décroissance graduelle des fêtes du carnaval, une toute petite cité, Binche, puisqu'il faut la nommer par son nom, voit se renouveler chaque année, le jour du mardi-gras, ses festivités carnavalesques entraînantes. Ce jour-là, les petites ouvrières de la laborieuse cité dentellière ont revêtus de beaux et riches costumes, pour lesquels elles ont économisé toute l'année et se sont privées même - il y a partout de mauvaise langues - des vêtements les plus indispensables... Enfin, on le dit, et nous ne serons pas démentis. Ce qui est vrai, c'est que la carnaval attire chaque année à Binche une foule plus que double de sa population. On y vient de Charleroi, de Mons, de Tournai, de tout le Hainaut, du Namurois et de Bruxelles; et quiconque n'a pas vu le carnaval à Binche, n'a rien vu. Il nous prit donc fantaisie de nous laisser entraîner par le courant, et nous avouons modestement que la renommée n'a rien exagéré. Aussi nous empressons-nous d'envoyer nos croquis au Monde Illustré.
D'aucun prétendent, et notre ami von Elliot, l'archéologue, est de ce nombre, que les Gilles, la figure typique de la mascarade de Binche, doivent être une représentation continuée des us et coutumes antérieures de plusieurs siècles. Malheureusement, nous n'avons rien pu découvrir à cet égard. Prenons-les donc tels qu'ils sont, sans généalogie, et racontons leurs faits et gestes actuels.
Le matin, dès dix heures, le tambour bat aux champs, les Gilles arrivent en grande hâte à leurs différents postes. En ce moment, ils sont coiffés d'une espèce de bonnet de nuit. Chaque groupe s'amuse pendant un certain temps, à sa façon; puis, tous se réunissent sur la grand'route; ils se mettent en mouvement, toujours au son du tambour, et non en marchant, mais en dansant. - Ici mon compagnon me fait remarquer, à l'appui de ce qu'il a avancé précédemment, que cette danse doit être très ancienne et qu'il l'a trouvée, représentée exactement par la gravure sur bois, dans un incunable ayant pour titre: Das Noth und Hülfs Buchlein. Pendant la matinée, chaque Gille est armé d'un balai, qui sert à être lancé à la tête de n'importer quel individu, soit masculin, soit féminin, qui se présente sans masque ni faux nez, ou bien dans les vitres. Le premier usage du balai est facile, parce que MM. les Gilles possèdent, par l'habitude, une dextérité remarquable; le second l'est moins. Tous les magasins sont fermés; les fenêtres, aux étages d'où l'on ne veut pas voir, sont barricadés de planches ou d'un treillage en fil de fer; celles aux contraire, qui veulent soutenir la lutte ont leur châssis enlevés et sont bouchées par une draperie qui protège l'intérieur contre les ravages des projectiles. Ces précautions sont particulièrement nécessaires dans l'après-midi, alors que les Gilles ont remplacé le balai par des oranges, en même temps qu'ils ont échangé leurs bonnets de nuit contre le symbolique chapeau à plumes.
Chaque Gille à son domestique, dont les fonctions consistent à rapporter à son maître le balai qu'il a lancé à la tête de quelqu'un ou à travers un carreau de vitre. Dans le premier cas, il fait, en ramassant son arme, une pirouette au nez du patient; dans le second, il laisse l'adresse de son maître. Cependant, les fonctions de valet deviennent plus nobles au grand cours de l'après-midi. En ce moment-là, ils n'ont plus qu'à tenir prêtes des corbeilles remplies d'oranges qui servent de projectiles. Antérieurement, les confetti binchoises se composaient d'oeufs frais; mais on a jugé bon de remplacer ceux-ci par le fruit d'or. Et la masse d'oranges dépensée à cette occasion est vraiment incroyable. Enfin, quand le cortège a fait deux fois le tour des principales rues, il s'arrête devant l'hôtel de ville, où l'on exécute une dernière fois une danse d'ensemble; après quoi les sociétés sont reçues par le bourgmestre et ses échevins, qui leur offrent le vin d'honneur. Les diverses sociétés de la ville ont été préalablement autorisées à faire le cours comme Gilles, avec jouissance de toutes les prérogatives attachées au costume, mais avec la réserve cependant de la responsabilité par chaque membre en particulier, et par la société en général, des bris et dégâts. Plusieurs localités voisines ou éloignées ont, à différentes reprises, témoigné le désir de recevoir les Gilles chez elles; mais il y a une difficulté: c'est que les Gilles cassent tout. Aussi la ville de Binche a-t-elle pendant le carnaval l'aspect d'une place assiégée, où les maisons sont hermétiquement fermées et barricadées.
Les comparses obligés des Gilles sont des dominos de toute couleur, d'élégants pierrots et pierrettes. Ceux-ci sont pour ainsi dire chargés de la police de la ville. Aussi se tiennent-ils massés à la gare à l'arrivée de chaque train; et malheur au pauvre voyageur qui n'est ni masqué, ni déguisé, car il doit passer sous leurs fourches caudines. Et après que les vessies soufflées l'ont assourdi et aveuglé, et au moment où il croit pouvoir enfin respirer, il est inondé sous une pluie de son. Les pierrots n'épargnent personne, ni dame, ni enfants, ni gendarmes!
Et c'est ainsi que par toute la ville on ne rencontre par un homme qui ne soit masqué le mardi-gras.
Léon Baudoux.