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vendredi 14 mars 2014

Journal Le Matin, Février 1925, Chez les Gilles de Binche, Un curieux Carnaval en Belgique

Cette publication n'est certes pas à retenir pour les qualités graphiques de l'illustration mais le texte qui accompagne mérite que l'on y consacre un peu de temps à le lire. Il retranscrit le déroulement du Mardi-Gras de 1925 d'une manière très réaliste et visiblement très en phase avec ce que nous vivons de nos jours.

Il est issu du quotidien français "Le Matin" et plus particulièrement du n° 13152, édition de minuit sortie de presse le mercredi 25 février 1925



Ce journal créé en 1882, a disparu en 1944 à la suite de La libération. Ses positions d'extrême-droite et clairement collaborationnistes ne lui ont pas permis de survivre après la guerre. A l'époque de cet article il prônait d'ailleurs le rapprochement avec l'Allemagne.

Un correspondant particulier, anonyme, y relate les origines du carnaval en s'appuyant sur la légende présentée par le journaliste tournaisien, Adolphe Delmée en 1872 qui lie le folklore binchois aux Incas. Il continue par une description intéressante du costume du gille. 
Il est intéressant de noter l'accueil fait aux "étrangers" non masqués dès leur arrivée à la gare à coup de vessie ou de son. Le déroulement de la journée suit un programme proche de celui que l'on connait aujourd'hui. Avec cependant une différence majeure : le cortège de l'après-midi se terminait devant l'hôtel de ville à l'heure où de nos jours il démarre seulement.


CHEZ LES GILLES DE BINCHE
UN CURIEUX CARNAVAL EN BELGIQUE
Si Carnaval est mort un peu partout, en Belgique il a survécu à la grande guerre. 
Ses dommages de guerres pourraient être considérés plutôt comme bénéfices de guerre puisque tout ce qu’il a perdu à la grande catastrophe ce sont les voyants oripeaux dans lesquels il s’encanaillait, turbulent et vulgaire, dans les rues des villes et des villages. 
Il n’a conservé qu’une ou deux traditions, étranges et surannées, qui le font se montrer à des privilégiés sous un aspect séduisant. 
La ville de Binche en Hainaut peut certes s’enorgueillir du carnaval le plus curieux, le carnaval des Gilles. 
Les Gilles, dit le folklore local, sont des fils d’Incas. Leur costume date, en effet, du temps où Pizarre allait conquérir le Pérou. Mais il ne s’inspire guère des relations de voyage ; il est sorti tout entier de l’imagination du bon peuple binchois contemporain pour qui des hommes habitant aussi loin ne pouvaient être que monstrueux et fantastiques. 
Jugez plutôt. Le Gilles, doublement bossu comme Polichinelle lui-même, porte un vêtement serré au corps, des chausses largement évasées, le tout en toile parsemée de lions multicolores. Cinq galons de couleur bordent pantalon et manches. Une collerette blanche, genre fraise, entoure le cou. La bosse de devant se termine par un gros grelot, tandis qu’une ceinture de petits grelots, l’ « appertintaille », enserre les reins. 
Et ce n’est pas tout. C’est le couvre-chef du Gilles qui surprend le plus : un chapeau de plumes d’autruche blanches, bleues, vertes ou orangées, plumes de plus d’un mètre de haut, et qui ondulent pendant que le Gilles s’agite et danse. 
Car le trémoussement des centaines de Gilles au milieu des musiques et du tintin des grelots est une danse soigneusement répétée depuis des semaines, sous le regard attentif de tout Binche. 
Tout Binche, en effet, est là aux fenêtres, aux balcons ou dans la rue, avec quelques cinquante mille étrangers, venus pour voir les Gilles. 
Spectacle gratuit, mais qui entraîne cependant pour le spectateur une obligation. On ne lui demande point, par exemple, de se vêtir en Gilles, mais malheur au voyageur malavisé qui, en débarquant, se risquerait dans la rue sans s’être orné la figure d’un faux nez ou, tout au moins, d’un loup.  Des bandes de paysans masqués lui tomberaient dessus aussitôt à coups de vessie de porc et une nuée de gamins vêtus en Pierrots s’efforceraient de lui enfoncer du son dans le cou. 
Les Binchois, même ceux qui tout à l’heure resteront tranquillement chez eux, se prêtent docilement à cette « loi du mimétisme ». On a pu voir, au matin, de bonnes vieilles revenant un peu tard d’avoir été faire leurs dévolutions, s’en aller à petits pas, le visage ridé couvert d’un loup aux couleurs passées. 
Train après train déverse des curieux ; l’animation grandit dans les rues ; des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants s’assemblent en foule, criant, chantant, se trémoussant sur l’air des Gilles.
Le cortège des Gilles au carnaval de Binche obtient un vif succès
A leur voix, la foule jusqu’au curieux, sur les toits se trémousse en cadence
Voici que s’avance le cortège : un groupe de pierrots, vêtus de blanc et de noir, puis des Gilles en herbe, dont certains à peine âgés de 5 ans, doivent lorsqu’ils se mettent en retard, être portés par des commissaires. 
Des groupes costumés suivent : des zouaves, des prêtres hindous, des paysans vêtus à l’ancienne mode et, enfin, le clou du cortège : quelques 500 Gilles, coiffés de leur immense tiare de plumes d’autruche légèrement agitées par le vent. 
La foule est immense et, à la voix des Gilles, elle se trémousse en cadence. A toutes les fenêtres, à tous les balcons, sur les toits même, les curieux se pressent ; les plus haut placés ne sont pas les moins excités. Un homme, debout dans une corniche, esquisse le pas des Gilles, tandis qu’autour de lui, il pleut des oranges, car chaque Gilles est en même temps un bombardier qui crible d’oranges les fenêtres et les balcons grillagés ; et quand la provision d’oranges est épuisée – on oublie pour un jour la vie chère – il lève son panier en l’air et son aide accourt aussitôt pour le remplir. 
Trois heures. – devant l’Hôtel de Ville, les groupes se sont formés en immense cercle. Les musiques qui accompagnaient chaque groupe se sont rassemblées, et entonnent un des airs caractéristiques. Sur quoi, toute cette masse bariolée et emplumée se remet à danser. 
Des milliers de grelots tintent, les sabots claquent en mesure sur le pavé. La foule, entraînée entre à son tour dans cette sorte de danse de Saint-Guy. 
C’est le rondeau final. Ensuite, les Gilles s’en vont déposer leurs chapeaux à plumes et boire un ou plusieurs verres de champagne pour recommencer ce soir aux lumières.


Sources :